Le sixième rapport du GIEC dresse un constat alarmant sur le changement climatique provoqué par les activités humaines. Mais il rappelle aussi que des actions sont encore possibles. Christophe Cassou, climatologue français, est l’un des auteurs du rapport. Il raconte à Numerama son expérience humaine derrière la rédaction de ce document.« Les activités humaines ont réchauffé le climat à un rythme sans précédent depuis au moins les derniers 2 000 ans. » La première partie du sixième rapport du GIEC a été publié ce lundi 9 août 2021. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, rattaché aux Nations unies, rassemble 195 États. Le rôle de ce rapport n’est pas de produire de nouvelles données, mais d’évaluer toutes les publications scientifiques pour en tirer des conclusions — à la fois un constat, des scénarios et des pistes de solutions pour les décideurs.
Ce sixième rapport vient attester du caractère inédit du réchauffement en cours de la planète et du dérèglement du climat. Il démontre une irréversibilité de certaines conséquences et rappelle que chaque fraction de degré compte. Il conclut que les actions à court terme sont déterminantes pour espérer maintenir les températures autour de 1,5 degré. Il s’agit donc d’un document alarmant, mais optimiste en cela qu’il prouve que rien n’est perdu à l’heure actuelle.
Pour aboutir à ce rapport de 1 800 pages, il a fallu un travail de compilation par 234 chercheurs et chercheuses du monde entier. Parmi eux, on retrouve le climatologue français Christophe Cassou. De 2007 à 2012, il était en charge de travaux visant à produire des simulations climatiques, pour évaluer la variabilité naturelle du climat. Ces données ont ensuite été utilisées dans le cinquième rapport du GIEC, en 2014. Puis, en 2017, il a décidé de passer de l’autre côté de l’analyse en candidatant pour faire partie des auteurs du rapport. Effectivement, tous les auteurs des rapports du GIEC ont auparavant produit des connaissances scientifiques.
« Cela m’intéressait de comprendre de l’intérieur comment le GIEC produisait ses évaluations et son résumé à l’intention des décideurs. Les rapports du GIEC représentent pour moi une contribution à la communauté scientifique, mais aussi un engagement personnel, voire citoyen, car ces rapports sont étudiés par les pouvoirs publics et la société civile. Participer au GIEC revient à contribuer au socle scientifique pour la prise de décision », explique ce chercheur du CNRS, qui a été sélectionné en 2018 pour rejoindre le groupe. Il nous raconte les coulisses de ce sixième rapport, à travers son regard d’auteur.
Quand les liens humains se tissent
La sélection des 234 auteurs du rapport se fait selon des critères assurant une crédibilité scientifique, une complémentarité des expertises, une recherche de parité et une diversité internationale. Le premier meeting a eu lieu dès juillet 2018 en Chine. C’est là que les rapports humains s’installent : « La première réunion consiste à rassembler les auteurs pour qu’ils apprennent à se connaître. À cette occasion, on définit aussi le sommaire, les thèmes abordés dans chaque chapitre du rapport. On se met d’accord sur la littérature scientifique que l’on va évaluer dans ces chapitres », détaille Christophe Cassou. À partir de ce point de départ, un brainstorming démarre, conduisant à une nouvelle réunion 6 mois plus tard, avec un brouillon initial qui va ensuite évoluer de meeting en meeting.
Ce cheminement évolutif se fait de manière collective, car, pour chaque thème, plusieurs auteurs interviennent. « Nous avons des documents partagés, où chacun va mettre les papiers qu’il a évalués, ses conclusions principales, etc. Le défi est d’assurer la coordination, la complémentarité, et la cohérence entre les différents chapitres et auteurs », nous décrit le climatologue. Il y a 234 auteurs, 1 800 pages, mais à la fin des 3-4 années de débats, tout doit être parfaitement cohérent. « Il faut aller voir dans les autres chapitres, relire ce que les autres ont écrit, commenter en les interrogeant sur leurs évaluations… », alors l’échange est permanent entre les auteurs. Christophe Cassou insiste sur la notion de « co-construction ».
Cette co-construction est tout à la fois « une aventure scientifique et humaine », où l’aspect humain a une place largement équivalente à l’évaluation scientifique. Pendant plusieurs années, ce travail prend énormément de temps au quotidien et nécessite une collaboration très poussée entre les experts. La pandémie a compliqué les choses en imposant des réunions virtuelles : un « énorme challenge », quand 234 personnes doivent se comprendre entre elles. Mais cela n’a pas empêché la solidarité et les amitiés de naître.
« On a tous et toutes eu des difficultés. Sur 3 ans et demi, on a des moments personnels et familiaux plus difficiles. Il y a un échange avec les auteurs avec lesquels on est le plus proche et avec lesquels on travaille. Et puis il y a des décès, des naissances, tout ce qui fait la vie… cela peut avoir un impact, alors, quand cela advient, quelqu’un d’autre prend le relais, il y a de l’entraide », se souvient le climatologue. C’est ainsi que naît, entre certains experts, une « complicité » et parfois une « chaleur humaine ». Tout cela, « c’est puissant. »
La co-construction du rapport relève aussi d’un « apprentissage du consensus ». Car, au fil du processus d’élaboration, les auteurs sont amenés à questionner les autres, mais aussi à être interrogés par les autres. « Les autres scientifiques me poussaient à justifier ce que j’ai écrit, je trouve cela intéressant de constater que ma vision n’est pas forcément partagée, de réviser mon interprétation sur tel ou tel point. » Le processus même de création du rapport fait écho à la situation des êtres vivants, si divers mais vivant sur une même Terre : « on est 234 auteurs, mais au final il y a un seul et unique rapport. Pourtant, on en parle tous et toutes de manière commune, sans aucun mal ».
L’aboutissement : un travail « utile »
Si Christophe Cassou ne nous cache pas avoir versé sa petite larme lorsque le dernier coup de marteau a retenti pour valider définitivement le rapport, il explique que ce type d’émotions était présent surtout à la fin du travail. Pendant la rédaction, chacun a la tête plongée dans sa thématique ou dans ses chapitres, sans avoir encore de vision globale. C’est l’évaluation scientifique très concrète qui prime. Par exemple, Christophe Cassou ne s’occupait pas des parties liées à l’élévation du niveau de la mer : il n’en a pris connaissance que lors des phases terminales de relecture.
En revanche, à la fin, « quand on lit tout le rapport, que l’on constate que les bouleversements du climat sont partout, rapides, forts, alors là oui il y a un moment où l’on se dit quand même que l’on est face à l’un des plus grands défis de l’humanité ». Christophe Cassou nous confie que cela déclenche alors un « sentiment de désarroi ». Car le rapport n’est pas des plus joyeux, puisqu’il constate une urgence absolue et une montagne à gravir : les bouleversements récents du climat provoqués par les activités humaines sont larges, rapides, ils s’intensifient et sont inédits depuis des milliers d’années. Certaines conséquences sont irréversibles, relève le rapport.
« C’est le sentiment d’utilité qui l’emporte, et qui est nourrissant »
À ce tableau s’ajoute l’épuisement, tout particulièrement sur les derniers jours pendant lesquels les auteurs doivent boucler lors de séances allant jusqu’à plus de 15h en visioconférence : « À la fin, il y a tout un travail pour envisager comment ce sera reçu par les décideurs. Et lors de ces longues réunions, il faut prendre en compte les différents fuseaux horaires, donc on avait des journées qui commençaient tôt ou finissaient tard. »
Mais lorsque le rapport est bouclé, c’est le sentiment d’utilité qui prend le dessus pour Christophe Cassou. Car ce sixième rapport du GIEC n’est pas non plus une dystopie de 1 800 pages. L’évaluation des données climatiques montre qu’il est « géophysiquement possible de limiter de réchauffement à 1,5 degré », tient à rappeler le climatologue. Des actions possibles sont évoquées dans le rapport — une réduction immédiate, ample, à grande échelle, des émissions de gaz à effet de serre. Alors, quoi qu’il en soit, « c’est le sentiment d’utilité qui l’emporte, et qui est nourrissant. Avec tous les collègues auteurs, on aura contribué à cette compilation de connaissances, qui va servir la décision », conclut Christophe Cassou.
« Ce rapport sera le socle objectif, scientifique, des négociations de la COP26, à Glasgow, en novembre 2021. » Or, le cinquième rapport du GIEC avait nourri la COP21, à l’origine de l’Accord de Paris.